L’auteur qui fut sa propre création

L’invention d’un nom

Sholem-Aleykhem choisit pour nom de plume un jeu de mots qui illustre parfaitement son extraordinaire inventivité. Sholem-aleykhem, mot à mot « la paix soit avec vous », est une formule de salutation d’origine hébraïque couramment utilisée en yiddish. Elle s’adresse à une personne que l’on n’a pas vue depuis un certain temps, et la réponse est toujours « aleykhem-sholem ». Le jeu de mots repose sur le fait que sholem (paix) est également le véritable prénom de l’auteur.

L’auteur signait de son pseudonyme « Sholem-Aleykhem ».

Sholem Rabinovitsh adopta ce pseudonyme à partir de sa deuxième publication en yiddish, la nouvelle « Di vibores » (Les élections), publiée en 1883. Plus tôt la même année, il avait publié la nouvelle « Tsvey shteyner » (Deux pierres), la signant de son vrai nom et indiquant même sa fonction de rabiner (fonctionnaire communautaire nommé par les autorités) à Loubny. Cette histoire d’un amour impossible entre un jeune professeur particulier démuni et son élève, fille d’un homme riche, s’inspirait de sa liaison avec sa future femme. La nouvelle « Di vibores » est une satire sociale à la manière de la Haskala (les Lumières juives), qui vise les abus de pouvoir des notables communautaires dans la ville imaginaire de Fintsternish (« obscurité » en yiddish). Tous les moyens – menaces, pots-de-vin et chicaneries – sont bons pour empêcher la réélection du jeune rabiner qui tente d’aider les pauvres de la ville. Cette nouvelle est également inspirée par les expériences personnelles de l’auteur. Cette fois, il pensa préférable de dissimuler son identité sous un pseudonyme pour préserver son poste.

Sholem-Aleykhem fit un usage extensif de son pseudonyme comme motif dans ses créations. Construisant autour de lui des jeux de mots et des dialogues absurdes, il ne permit jamais l’effacement de son sens premier, phénomène qui a tendance à se produire pour tout pseudonyme, nom ou prénom employé fréquemment.
Dans sa nouvelle pseudo-autobiographique « Kasrilevker banditn » (Les bandits de Kasrilevke), des « bandits » qui s’apprètent à dévaliser le narrateur lui demandent son nom, déclenchant un quiproquo :
— Comment vous appelez-vous ?
— Sholem-Aleykhem.
— Aleykhem-sholem ! Quel est votre nom ?
— Sholem-Aleykhem.
— Aleykhem-sholem ! Mais ce que nous voudrions savoir, c’est comment on vous appelle ?
— Sholem-Aleykhem. C’est comme ça que je m’appelle.

La naissance d’un mythe

Sholem-Aleykhem s’investit particulièrement dans l’élaboration de son image publique. Il la construisit consciemment tout au long de sa carrière littéraire, à travers ses textes, ses performances publiques, les « critiques » littéraires qu’il écrivit sur ses oeuvres et signa de pseudonymes humoristiques. Pardessus tout, il inventa le concept d’une dynastie littéraire yiddish. Il s’y inscrivit lui-même, et par la suite tous les auteurs de sa génération, en tant que « petit-fils » héritier de Mendele Moykher-Sforim qu’il surnommait affectueusement
« grand-père », l’instituant de ce fait aïeul fondateur. L’invention de ce concept de
dynastie eut un impact considérable sur l’histoire de la littérature yiddish moderne, contribuant à sa légitimation et à la création d’un canon littéraire dans lequel l’oeuvre de Sholem-Aleykhem trouva aussitôt sa place.

Sholem-Aleykhem auprès de son buste sculpté par Numa Patlazhan, Montreux, novembre 1911.

Avatars

Suite au succès de ses premières publications, l’auteur comprit le grand potentiel recélé par le pseudonyme « Sholem-Aleykhem » et décida de continuer à l’utiliser. Il ne s’agit pas simplement d’un nom de plume : il désigne à la fois l’auteur et les multiples personnages inventés à partir de lui-même, sortes d’avatars qui interviennent dans nombre de ses oeuvres. Ainsi le nom Sholem-Aleykhem recouvre une identité littéraire fictive qui, dotée d’une grande complexité et d’une flexibilité exceptionnelle, ne se laisse pas facilement résumer. L’auteur la fit varier de publication en publication. Ainsi, dans la série Di ibergekhapte briv oyf der post (Les lettres interceptées à la poste) Sholem-Aleykhem se présente comme une sorte de bouffon-démon qui vole une correspondance
entre un défunt et un vivant. Dans d’autres écrits, il prend le rôle de l’écrivain, de l’intellectuel auquel l’homme du peuple raconte son histoire ou demande conseil : dans le roman Tevye le laitier, le narrateur, qui est aussi le protagoniste, se confie à Sholem-Aleykhem qui publie par la suite ses récits « tels quels ».

L’un des cachets utilisés par Sholem-Aleykhem.

Dans le cycle de nouvelles de Kasrilevke, bourgade inventée par l’auteur, Sholem-
Aleykhem se présente comme l’un de ses habitants. Si Kasrilevke est une version à la
fois idéalisée et caricaturale du shtetl, Sholem-Aleykhem, ici l’individu type de la bourgade,
incarne les beautés et les ridicules de la vie juive traditionnelle.

Les Contes ferroviaires montrent un Sholem-Aleykhem commis voyageur sur une ligne
de chemin de fer reliant villes réelles ou imaginaires.
Sholem-Aleykhem, auteur et fiction d’auteur, inscrivit son oeuvre dans un territoire réel
incrusté de lieux fictifs et peuplé de centaines de héros plus vrais que nature. Il façonna son
propre mythe en se créant de toute pièce une identité polymorphe : homme du commun,
écrivain issu du peuple qui écrit pour le peuple.

C’est cette image qu’a retenue l’histoire de la littérature yiddish.

Sa tombe (à New York) porte l’épitaphe qu’il a écrite lui-même et dont on voit ici le manuscrit. Celle-ci
commence par : « Ci-gît un homme simple qui écrivait en yiddish pour les femmes ».