Un humour aux mille facettes

Le nom même de Sholem-Aleykhem (pseudonyme de Sholem Rabinovitsh) est devenu synonyme du rire yiddish, même si tout n’est pas comique dans son oeuvre. À ses débuts, l’auteur cultive un esprit satirique proche de Mendele Moykher-Sforim et de Nicolas Gogol, qu’il considère comme ses maîtres, mais dès les années 1890, il évolue vers un humour aux mille facettes, aussi puissant que subtil.

Caricature parue dans le journal satirique Der groyser kundes (Le grand farceur), New York, 31 mai 1912. Inscriptions : en haut, « La casserole » (l’un des célèbres monologues écrits par l’auteur) ; en bas, « Sholem-Aleykhem : le rire est bon pour la santé… les médecins prescrivent de rire ».

Drôles de fissures

L’humour de Sholem-Aleykhem – comme l’humour yiddish dans son ensemble – fleurit sur une faille : la modernité a fissuré, avant de la disloquer, la vieille tradition ashkénaze. Les premiers épisodes de Menakhem-Mendl (1892–1900) font rire par le contraste entre le héros, Juif de la petite bourgade, naïf et ignorant de tout ce qui ne se trouve pas dans le Talmud, et la grande jungle urbaine de la finance et des affaires, qui enflamme son imagination. Les Gens de Kasrilevke (1901–1913) vivent dans une bourgade perdue au fin fond de l’Ukraine, Kasrilevke, dont le nom signifie « village des pauvres ». Ils prêtent à sourire non pas à cause de leur immobilisme, mais de leur manière d’assimiler les changements induits par les idées des Lumières, la jeune presse juive avec son flot de nouvelles du grand monde, les nouveaux courants politiques juifs, les pogromes, l’émigration vers l’Amérique, et surtout le chemin de fer : ainsi, les « petites gens » deviennent les personnages en mouvement perpétuel des Contes ferroviaires (1902-1909).

Décalages ravageurs

À l’humour né du mouvement de l’histoire se superposent dans une grande complexité
d’autres types de décalage comique.

Dans le cycle de Tevye le laitier (1895–1909), c’est le langage plein de verve du héros
monologueur qui rend comiques les souffrances que lui inflige l’évolution de la société à travers les destins tragiques de ses filles.

Page manuscrite du roman Blondzhende shtern (Étoiles filantes).

« Le tailleur ensorcelé » (1900) est le récitburlesque d’une mésaventure navrante. Le héros,
petit bonhomme ridicule accablé par sa femme et dupé dans une affaire loufoque de chèvre qui devient bouc, meurt de son ingénuité dans un monde sans pitié pour les pauvres.

L’écart entre le point de vue de l’enfant et celuide l’adulte produit un comique tendrement
subversif qui pousse le lecteur hors des lieux communs : le narrateur de Motl fils du chantre
Peyse, un garçon de neuf ans, oppose sa vision espiègle et détachée à celle de l’adulte, limitée et soucieuse, et met en lumière le côté amusant d’une pénible émigration et des tensions au sein d’une famille en route pour l’Amérique.

L’hilarante traîtrise du discours

Parfois l’acuité d’un personnage n’apparaît qu’en filigrane dans un discours en apparence
décousu et débile : sans en avoir l’air, les commères ignares des monologues de « La casserole » (1901) et « Les oies » (1902), règlent leur compte aux hommes de leur entourage, instruits mais parfaitement inadaptés.

À l’inverse, Tevye le laitier, héros au discours tout-puissant si fier de sa lucidité masculine
(« Tevye n’est pas une bonne femme », répète-t-il), ne comprend pas ni ne maîtrise
les bouleversements que ses filles saisissent beaucoup mieux que lui.

Carte postale, Varsovie, 1910. Légende : « Le monument que la ville de Kasrilevke a projeté d’ériger pour les vingt-cinq ans de carrière littéraire de Sholem-Aleykhem.

Facétieuses ficelles

Parmi les procédés humoristiques favoris de Sholem-Aleykhem, l’utilisation délirante
des versets tient une place importante. L’univers spirituel traditionnel de l’homme yiddishophone est tissé de phrases extraites des textes sacrés : versets bibliques,passages liturgiques, locutions talmudiques. Mais l’usage qu’en fait notre auteur ne s’apparente pas à la citation banale. À partir de ces fragments de textes qui émaillent le courant de conscience de maints héros masculins, se déclenche un jeu très libre d’associations. Mots et phrases en hébreu ou en araméen subissent des traductions en yiddish totalement décalées mais justifiées par une similitude phonétique, un rapport d’opposition, un jeu de mots bilingue – ou trilingue, car le proverbe ukrainien est parfois mis à contribution aussi.

Autre mécanique comique, le démenti graduel s’appuie plutôt sur l’observation psychologique. Le narrateur ou l’un des personnages avance une affirmation péremptoire, suivie immédiatement d’un « c’est-à-dire » qui en relativise la portée, suivi à son tour d’une deuxième voire d’une troisième correction, si bien que l’affirmation originelle se trouve finalement démentie ou même transformée en son contraire.

La plupart des personnages ont un tic de langage – formule ou structure de phrase
répétée – qui devient leur leitmotiv, leur signe distinctif ou la marque de leur catégorie :
Juif lituanien ou galicien, intellectuel russifié, immigré en Amérique, etc.

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