L’écrivain du déplacement

Cantonnée dans la zone de résidence imposée par le pouvoir tsariste, la vie juive en Europe orientale a longtemps gardé une image statique, cliché qui s’est perpétué jusqu’à nos jours. Pourtant, dès le XIXe siècle, les grands classiques de la littérature yiddish témoignent d’une société agitée par la circulation des idées et des gens. Dans l’oeuvre de Sholem-Aleykhem,
le mouvement, dans l’espace ou dans les âmes, est omniprésent.

Avec sa fille Lala et son fils Nokhem, Nervi, 1912.

Des héros qui ne tiennent pas en place

Dans sa vie, par choix ou selon les circonstances, l’écrivain change souvent de lieu de
résidence. Nombre de ses personnages font de même. Ainsi, Menakhem-Mendl, comme son auteur, part faire fortune à Odessa et Kiev, y perd son argent en Bourse et poursuit ses rêves jusqu’en Amérique. Motl, le fils du chantre, part pour le Nouveau Monde avec sa famille en passant par Vienne, Anvers et Londres. L’homme de Buenos Aires (Contes ferroviaires), parti à l’aventure en Argentine, ne revient dans sa bourgade natale que pour prendre femme.

Évolutions

Le déplacement physique s’accompagne d’un déplacement mental qui en est la cause ou la
conséquence. Les filles de Tevye le laitier quittent leur bourgade à la poursuite de leurs idéaux ou de leurs amours. Dans Blondzhende shtern, l’arrivée de la troupe de théâtre ouvre de nouveaux horizons aux héros qui abandonnent foyer et mode de vie traditionnel. Stempenyu, héros du roman éponyme, est un musicien comblé par le succès, mais au cours de ses vagabondages il fait une rencontre qui provoque un changement dans sa vie. À l’inverse, le héros égocentrique et mesquin de « Il ne faut pas être bon » (Contes ferroviaires), campe sur ses positions, se rendant insupportable à ses proches… qui le quittent.

Sur un bateau de plaisance au lac Léman, juin 1912

Parcourir le monde en tous sens

Le déplacement est non seulement un thème récurrent mais aussi un procédé choisi par l’auteur pour considérer le monde. Il a d’ailleurs pris comme pseudonyme une salutation traditionnelle adressée à qui arrive de loin. Dans plusieurs oeuvres, le narrateur est un commis voyageur : ainsi, le train des Contes ferroviaires, est le lieu où le monde entier vient à lui par le biais des rencontres et des récits. Le tortillard « Traîne-savates » compense le peu de distance parcouru par un étirement du temps d’arrêt ou de trajet où tout peut arriver. Le bateau du roman Mayses fun toyznt un eyn nakht (Histoires de mille et une nuits) vogue vers l’Amérique mais le narrateur et les autres passagers, à travers les récits d’un émigrant qui a vécu la Grande Guerre côté juif, font des allers-retours dans l’espace, le temps et l’Histoire.

Dans les romans épistolaires, comme les Lettres interceptées à la poste, correspondance entre un mort et un fou vivant, l’auteur passe du point de vue de celui qui est parti au point de vue de celui qui est resté, laissant apparaître d’eux-mêmes les failles et les décalages. Dans les Monologues, courants de conscience avant la lettre, il se transporte encore plus loin à l’intérieur de ses héros.

Sans doute est-ce là une raison du succès de Sholem-Aleykhem : le comique jaillit de l’intérieur, la moquerie s’adresse d’abord à soi, et l’auteur, jamais omniscient, est un passager comme les autres dans le train du monde.

Les voyages de Sholem-Aleykhem et de ses héros

Page suivante