Avec l’avènement de la modernité à la fin du XIXe siècle, les manifestations culturelles juives dans l’Empire russe changent de forme. Les obstacles légaux et financiers compliquant beaucoup l’organisation de spectacles et de concerts, les lectures, les conférences et débats publics deviennent les événements culturels les plus fréquents. Au cours de ces rencontres, écrivain et lecteur, nouveaux acteurs de la culture, entrent en contact et nouent des relations, phénomène qui n’existait pas auparavant.
Dans la culture traditionnelle, en effet, il y a deux sortes d’auteurs : les auteurs prestigieux
de traités rabbiniques en hébreu écrits pour être étudiés plutôt que lus, et les auteurs d’ouvrages en yiddish pour le peuple, livres édifiants ou divertissants, mais peu prestigieux. Dans les deux cas, l’auteur se tient à l’arrière-plan. Ce n’est pas un hasard si les auteurs traditionnels sont généralement appelés d’après les titres de leurs traités et non par leurs propres noms, et que le titre d’un livre, quel qu’il soit, occupe sur la page de couverture une place bien plus éminente que le nom de l’auteur.
Un statut de star
Sholem-Aleykhem est le premier écrivain de la nouvelle littérature juive à assumer un autre
rôle en allant résolument à la rencontre de son public. Perçu comme la voix du peuple juif dans ses oeuvres, Sholem-Aleykhem acquiert une énorme popularité et devient une figure
emblématique à côté d’autres auteurs tels que Mendele Moykher-Sforim ou Khayim Nakhman Bialik. Des foules enthousiastes viennent pour voir et écouter l’écrivain lors de ses tournées dans les villes et les bourgades de la zone de résidence. C’est un phénomène inédit parmi les masses juives de l’Empire tsariste.
Un moment d’échange et d’union
Sholem-Aleykhem se forge un style qui se nourrit des parlers populaires tout en développant une langue littéraire riche et raffinée. Donnant l’illusion de la spontanéité et du naturel, celle-ci est en réalité le fruit d’un travail minutieux que l’auteur ne cesse de
perfectionner. C’est en effet l’un des signes distinctifs de son art que de créer un pont entre la langue du peuple et la langue littéraire à une époque où l’on éprouve le besoin de montrer que le yiddish recèle une grande richesse d’expression.
Lors des lectures, l’auteur peut expérimenter directement le rythme et la musique des différent langages et voir l’effet produit sur son public. La lecture devient performance, expérience partagée. En même temps, elle renforce la cohésion d’un groupe et crée un
moment symbolique d’unité nationale.
Le début d’une tradition populaire
Dès lors, lire Sholem-Aleykhem en public devient un art populaire yiddish. À côté des acteurs et diseurs professionnels, partout, à chaque époque, dans chaque cercle associatif ou politique, dans chaque famille, on trouve celui ou celle qui sait, par le verbe du grand écrivain, faire vibrer les cordes de l’émotion.
Pour calmer le public, on m’exhibera aujourd’hui sur la place du marché, afin que tout le monde voie que Sholem-Aleykhem n’est pas un mythe ou un fantasme, mais qu’il est bien réel.
Sholem-Aleykhem à sa fille Ernestina Rabinovitsh, 22 avril 1905, in Dos Sholem-Aleykhem bukh (New York, 1926), p. 63 (lettre traduite du russe).
La voix de Sholem-Aleykhem
Voici deux enregistrements de la voix de Sholem-Aleykhem qui nous soient parvenus. Il s’agit d’extraits de « Ven ikh bin Rotshild » (Si j’étais Rothschild, publié pour la première fois en 1902) et « A freylekher yontev » (Une joyeuse fête), enregistrés chez Victor Talking Machine Company (Camden, New Jersey) en 1915. Le premier extrait diffère considérablement de la version imprimée, et il est clair que l’auteur l’a adapté pour une lecture publique. Le deuxième montre certaines ressemblances avec la nouvelle « Fun peysekh biz sukes » (De Pessah à Soucot), mais le texte imprimé est très différent.
Cliquez ici pour écouter les deux enregistrements sur YIVOSounds.
ווען איך בין ראָטשילד
אַ מאָנאָלאָג פֿון שלום־עליכם.
ווען איך בין ראָטשילד, אײַ ! ווען איך זאָל זײַן ראָטשילד… ערשטנס, וואָלט איך געגעבן מײַן ייִדענע אַ דרײַערל. אַז סע קומט ערבֿ־שבת, זאָל זי האָבן בײַ זיך אין קעשענע אַ דרײַערל. און זאָל מיר נישט דולן קיין ספּאָדיק. און צווייטנס די גאַנצע [?] שטוב וואָלט איך זי אַוועקגעקויפֿט אין גאַנצן… מיט דער קאַמער און מיטן קעלער און מיט די שטעלעכלעך, מיט דער ספּיזשאַרניע, מיט הכּל־בכּל מכּל פֿלעקל ! זיך וואָלט איך איבערגעלאָזט נאָר איין חדר אויף צו קנעלן און דאָס איבעריקע וואָלט איך אַוועקגעגעבן איר מיט דער קיך : נאַ דיר, באַק דיר, קאָך דיר, בראָט דיר, ברען דיר, צון אַל די שוואַרצע יאָרן !
Si j’étais Rothschild
Un monologue de Sholem-Aleykhem.
Si j’étais Rothschild, ah, si j’étais Rothschild ! D’abord je donnerais un petit
billet à ma femme. Qu’elle ait un petit billet dans la poche quand shabbat approche. Et qu’elle ne me prenne pas la tête. Ensuite j’achèterais la maison, toute la maison, en entier… La chambre, la cave, et les remises et le gardemanger avec, et tout le bazar et le bataclan ! Moi, je ne me garderais qu’une pièce pour faire la classe, le reste je le lui donnerais, et avec la cuisine en plus : va, cuis, mijote, grille, brûle même, au diable !
אַ פֿריילעכער יום־טובֿ
אַ מעשׂה פֿון פֿאַרצײַטנס דערציילט פֿון אַ ייִדן אַ שאַכשפּילער אין אַ וואַרעמער געזעלשאַפֿט אין אַ ווינטערנאַכט, נאָך אַ קערטל און נאָך אַ גוטן צובײַסן און איבערגעגעבן פּינקטלעך וואָרט בײַ וואָרט מיט זײַן לשון פֿון שלום־עליכם.
עס איז שוין געווען ווײַט נאָך האַלבער נאַכט. מע האָט שוין געמאַכט אַ סוף מיטן ווינט, אי מיטן פּרעפֿעראַנס, אי מיטן טערטל־מערטל, די גרינע טישלעך זענען געבליבן שטיין פֿאַריתומט, פֿאַרשריבן, צעמעקט ביז אַראָפּ מיטן קרײַטל און פֿאַרוואָרפֿן מיט די אָפּגעשפּילטע קאָרטן. די בעלי־בתּים, אויפֿגעקומענע נגידים, פּראָסטאַקעס, וואָס שנײַדן זיך אויף אַריסטאָקראַטן, אָלרײַטניקעס הייסט עס צו זאָגן, האָבן געבעטן דעם עולם „צום טיש, מײַנע ליבע געסט, צום טיש !“. ס’איז געווען צו זען, אַז זײ מײנען דאָס גאַנץ ערנסט, וואָרעם אויפֿן טיש איז שוין סײַ ווי סײַ געווען צוגעגרייט פֿון כּל־טובֿ : קאַלטע און וואַרעמע שפּײַזן, אָנגעשניטענע קאָלבאַסעס און שינקען, רויטע און װײַסע געטראַנקען – וואָס וועט מען טון מיט דעם ? מע װעט עס אײַנזאַלצן ? פֿון טעלער און טעלערלעך, גאָפּלען און געפּעלעך, מעסער און מעסערלעך, גלעזער און גלעזלעך און קלײנטשינקע גלעזעלעך – פֿון דעם איז שוין אָפּגערעדט ! הײַנט וווּ זענען די טאָרטן וואָס די ליבע געסט האָבן צוגעשיקט נאָך בײַ טאָג דער געערטער מאַדאַם – ס’איז הײַנט איר געבורטסטאָג – מיט אַ װיזיט־קאַרטל אַרײַנגעשטעקט אין יעדן טאָרט ? די דאָזיקע טאָרטן בלײַבן שטײן אומגערירט ביז זיי כאַפּן אַ זויערקייט און אַ שימל. װאַרפֿט מען זיי אַרויס און מע בענטשט די מאַדאַם, וואָס האָט צוגעשיקט דעם טאָרט, זי זאָל האָבן אַזאַ יאָר, אַזאַ מזל !
Une joyeuse fête
Une histoire d’autrefois racontée par un joueur d’échecs lors d’une soirée d’hiver en bonne compagnie, après une partie de cartes et de bons amusegueules, retranscrite strictement mot à mot par Sholem-Aleykhem.
Il était déjà bien après minuit. On a mis fin au bridge-whist, aux parties de préférence et de piquet, les tapis verts étaient orphelins. Couverts d’inscriptions et râpés jusqu’à la corde par les craies, jonchés de cartes. Les maîtres de maison, parvenus rustauds qui aspirent à devenir des aristocrates, des nouveaux riches quoi, ont prié l’assistance : « À table, chers hôtes, à table ! ». Ils étaient visiblement sincères car il y avait déjà toutes sortes de nourritures sur la table : plats froids et chauds, jambons et saucissons en tranches, boissons rouges et blanches – qu’aurait-on bien pu en faire ? Des conserves ? Quant aux assiettes grandes et petites, fourchettes grandes et petites, couteaux grands et petits, verres, grands et petits, et tout petits, – on n’en parle même pas ! Sans compter les gâteaux que les chers hôtes ont envoyés dans la journée chez l’honorable madame – c’est aujourd’hui son anniversaire – avec une carte de visite plantée sur chacun d’eux ! On n’y touche pas, à ces gâteaux, jusqu’à ce qu’ils tournent et moisissent. Alors on les jette et l’on bénit les chères madames qui les ont envoyés : qu’elles aient donc le même sort, la même chance !